irene-zeilingerIrène Zilinger travaille comme formatrice d’autodéfense féministe depuis plus de 20 ans, elle est intervenue dans différents endroits de la planète. Elle est l’auteur de « Non c’est non! Petit manuel d’autodéfense à l’usage de toutes les femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire » (livre en libre accès). Plus de 4000 femmes et filles ont participé à ses formations de base, des milliers de plus à des ateliers ponctuels, et elle a formé 30 formatrices. Entretien exclusif pour PROTEGOR.

PROTEGOR : Pourriez-vous vous présenter ?
Irène Zeilinger : De formation, je suis sociologue. J’ai été formé en Autriche, mon pays d’origine, pour enseigner. J’ai d’abord organisé des formations à côté de mes études, et quand j’ai atterri à Bruxelles en 1999, je me suis rendu compte que l’autodéfense féministe était complètement sous-représentée en Europe francophone. Il y avait une formatrice ici et là, mais pas vraiment un mouvement comme je le connaissais en Autriche, Allemagne ou aux Pays-bas, avec des centres de formation, des fédérations, des camps de vacances, des journaux… Par exemple, dans les pays germanophones, il est tout à fait accepté pour Mme Toutlemonde de suivre une formation d’autodéfense sans se voir traitée de frustrée, de trouillarde ou de haïsseuse d’hommes. Chez nous, c’est considéré un peu comme un cours de mécanique de voiture, de premiers secours ou de plomberie do-it-yourself… quelque chose qui rend la vie plus agréable et la femme plus autonome (ce qui va ensemble bien évidemment). Mais alors en Belgique – et je pense qu’en France, c’est assez similaire – la chanson était très différente : l’autodéfense serait encourager la guerre entre les femmes et les hommes, ce serait sexiste de travailler uniquement avec des femmes, et de toute façon, une femme n’aurait jamais une chance contre un homme et ce ne serait que leur donner une fausse confiance en elles…

J’ai donc ressenti beaucoup d’hésitation et de méfiance face à cette idée « révolutionnaire » qu’en tant que femmes, nous avons, juste avec les moyens du bord, des bonnes chances de nous en sortir de la majorité des situations d’agressions, que nous ne sommes pas damnées à être des éternelles victimes. Ca n’a fait que renforcer ma détermination. C’est pourquoi j’ai créé mon association Garance en 2000 : pour promouvoir l’autodéfense féministe comme un moyen efficace de prévention primaire des violences faites aux femmes et aux filles. Nous avons développé des coopérations et méthodologies pour pouvoir toucher les femmes victimes de violence conjugale, les femmes plus âgées, les femmes migrantes, les femmes qui travaillent dans la prostitution, les personnes LGBTIQ, les personnes avec un handicap mental… En 2008, j’ai publié le premier livre en français sur l’autodéfense comme nous on la comprend: « Non c’est non! Petit manuel d’autodéfense à l’usage de toutes les femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire ». Ce fut un vrai petit succès, au moins auprès des femmes ici ou là. Comme le livre est aussi gratuitement accessible en ligne, je ne peux pas dire combien de femmes l’ont réellement lu, mais ça doit être dans les dizaines de milliers. Je reçois encore aujourd’hui des mails venant des tous les coins de la francophonie pour me dire que le livre a aidé une femme. Et ça, c’est vraiment motivant de savoir que mon travail sert à quelque chose.

PROTEGOR : Pourriez-vous présenter votre initiative pour développer la self-défense féminine ?
I.Z. : L’autodéfense féministe, comme nous la pratiquons chez Garance, diffère de ce qu’on comprend généralement par self-défense féminine en plusieurs points :
Elle se base sur une analyse genrée des violences faites aux femmes. Cela veut dire que nous n’analysons pas seulement en quoi les femmes sont touchées différemment par des violences que les hommes, mais nous regardons aussi quels facteurs mènent à cette différence. Cela va de l’éducation qui prépare mieux les hommes que les femmes à se défendre jusqu’aux inégalités de pouvoir à l’échelle de toute notre société. Il faut comprendre ce contexte pour pouvoir apporter une réponse adéquate.
Sur base de cette analyse, l’autodéfense féministe propose bien plus que de simples techniques de défense physique. Car les meilleures techniques ne servent pas à grand-chose si une femme ne sait pas quand les utiliser, si elle ne se sent pas légitime dans sa défense. C’est pourquoi l’autodéfense féministe intègre, en plus de techniques accessibles et efficaces, un travail sur la notion des limites (qu’est-ce ? comment savoir où elles se trouvent en chacune d’entre nous ? comment savoir si elles sont respectées ? comment les poser ?), des stratégies de prévention qui peuvent désamorcer une situation avant que la défense physique ne soit nécessaire, de la défense verbale pour des situations où la défense physique ne serait pas légitime et la préparation mentale à l’éventualité d’être confrontée à une agression.
La pédagogie est également adaptée aux besoins spécifiques des femmes. La pose d’un cadre sécurisant permet à des femmes qui ont déjà vécu des violences de participer en toute sérénité, à leur rythme. Nous misons sur la participation active des participantes au lieu d’un enseignement frontal, sur la co-construction des savoirs et savoir-faire au lieu d’une hiérarchie entre enseignant/e et participantes, ainsi que sur le renforcement du lien social et des solidarités entre les femmes au lieu d’un climat de compétitivité. Et très important quand on travaille avec les femmes : la déculpabilisation par rapport aux violences vécues.

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PROTEGOR : La self-défense et la sécurité personnelle devraient en théorie beaucoup plus concerner les femmes que les hommes, car elles sont plus souvent la cible d’agressions que les hommes. Or, ce sont en majorité des hommes qui s’intéressent au sujet. Comment expliquez-vous cela ?
I.Z. : Nous ne pouvons pas dire que les femmes s’intéressent moins à la sécurité que les hommes, au contraire ! Selon notre expérience, c’est un sujet qui les passionne et mobilise. Nous formons chaque année plus de 700 femmes et filles à l’autodéfense, et plus encore participent à des ateliers d’introduction, se procurent nos guides de sécurité gratuits et assistent à d’autres événements au sujet de la sécurité. Peut-être il faut trouver une manière de communiquer et de travailler avec les femmes par laquelle elles se sentent incluses, dans laquelle elles se sentent prises en compte. Quand je regarde l’offre de self-défense féminine, par exemple dans le monde des arts martiaux, je vois surtout des images qui font peur (surtout le cliché de l’agresseur en capuche ou casquette qui guette au coin de rue pendant la nuit) et qui donnent l’impression que pour savoir se défendre, il faut être sportive et suivre un entraînement pendant des années. Mais les statistiques sur les violences faites aux femmes nous disent clairement qu’elles sont surtout confrontées aux agressions par des personnes qu’elles connaissent, chez elles, au travail, en famille. Cela englobe des enjeux multiples qui ne peuvent pas se résoudre par quelques coups bien placés, mais demandent une panoplie plus large de stratégies. Des cours qui ciblent des attaques par des agresseurs inconnus dans l’espace public ne répondent donc pas à leurs besoins.

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PROTEGOR : J’ai constaté (pas via une étude scientifique, mais en échangeant avec des professeurs de self-défense, des policiers, des vendeurs d’accessoires de défense), que dans un grand nombre de cas, les femmes qui s’intéressaient à une discipline de self-défense étaient des femmes à qui il était arrivé une agression. Est-ce aussi votre constat ? si oui, comment pourrait-on anticiper cette initiative pour que la décision d’apprendre à se défendre n’attende pas une première agression ?
I.Z. : Nous ne tenons pas des statistiques sur les motivations des femmes de suivre nos formations, et nous ne leur posons pas la question si elles ont déjà été victime de violence. Ce serait probablement pour beaucoup d’entre elles une raison de ne pas participer. Selon mon impression, il y a trois groupes de motivations : les femmes qui ont vécu des violences et qui veulent éviter que cela se reproduise; les femmes qui pensent manquer de confiance en elles et qui veulent se sentir plus en sécurité; et les femmes qui, par pur esprit pragmatique, veulent apprendre à se défendre au cas où. Comme dit plus tôt, si l’on adapte son travail aux besoins des femmes, elles participent en grand nombre, et pas seulement celles qui ont déjà vécu des violences. Ce que nous faisons en plus pour promouvoir la prévention primaire, c’est de faire un travail spécifique avec les filles. Plus tôt on intervient, plus on a de chances qu’elles n’aient pas déjà vécu une agression.

PROTEGOR : Des reportages à la télévision montraient le quotidien d’une femme dans la rue de certaines grandes villes. C’était choquant, beaucoup de drague et d’incivilités de la part d’hommes bien trop machos & agressifs. Les hommes ne se rendent pas compte de cela. Est-ce bien ça le quotidien d’une femme aujourd’hui ?
I.Z. : Oui et non. Le harcèlement sexiste est certainement un problème pour la majorité des femmes. Selon une étude européenne récente, 55% des femmes en Europe ont déjà vécu du harcèlement. Mais le harcèlement sexiste n’existe pas que dans l’espace public : bon nombre de cas ont lieu au travail, dans le voisinage ou en famille. Grâce à toute une série de groupes et d’associations, les femmes partagent aujourd’hui de plus en plus leur vécu du sexisme ordinaire et quotidien, et leurs témoignages le confirment : il n’y a pas que dans la rue que ça existe.

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PROTEGOR : Si vous aviez 3 conseils à une femme novice en self-défense et désireuse d’apprendre à rapidement être efficace, quels seraient-ils ?
I.Z. : 1. Se rendre compte qu’elle a déjà plein de ressources et outils et qu’il ne faut pas tout réinventer. Tout le monde sait que ça fait mal de mettre son doigt dans l’oeil de quelqu’un. Il ne faut pas de techniques sophistiquées pour cela. Ce qui est plus compliqué, c’est d’arriver à vraiment le faire, et pour ça, il faut apprendre à s’accorder de la valeur et de la légitimité, à croire en ses propres capacités.
2. Bien se renseigner sur l’approche qu’on lui propose dans tel ou tel cours et vérifier si cela répond vraiment à ses besoins. Il faut oser poser des questions comme : quels types d’agression seront traités dans le cours ? Quelle vision des violences faites aux femmes le formateur/la formatrice a-t-il/elle ? Qu’est-ce qu’il/elle sait sur les conséquences d’avoir vécu une agression, sur les services d’aide à notre disposition ? Quelle place aura la prévention des violences par rapport aux techniques de défense physique ? Est-ce que d’autres femmes, des femmes plus âgées, des personnes avec un handicap, des personnes LGBT… suivent ou ont déjà suivi le même cours ? Qu’est-ce qui est proposé pour surmonter la paralysie en cas d’agression surprenante ou la réticence de faire mal à quelqu’un ?
3. Avoir confiance en son intuition qui nous avertit quand quelque chose transgresse nos limites, prendre ces signaux d’alarme au sérieux et agir en fonction de cela. Nous n’avons pas besoin de preuve que l’autre a de mauvaises intentions pour pouvoir stopper un comportement désagréable, pour mettre un terme à une situation qui nous met mal à l’aise !

Garance ASBL
Bld du Jubilé 155, 1080 Bruxelles, Tél +32 (0)2 216 61 16
info@garance.be, www.garance.be

En France :
A Paris : Diana Prince Club
A Dijon : Brind’acier & PotentiElle
A Toulouse : Faire Face
A Grenoble : Association de Santé Solidaire et Prévention des Agressions (riposte@pimienta.org)
A Nantes : La Trousse à Outils (la-trousse-a-outils@herbesfolles.org)

En Suisse : FemDoChi & Pallas