Les 4 distances de combat selon Jean-Joseph Renaud

Les lecteurs de Protegor se souviennent peut-être de ce nom « Jean-Joseph Renaud ». Il est notamment l’auteur en 1912 du livre « La défense dans la rue ». Avec mon co-auteur, Fred Bouammache (fan de J.J. Renaud avant moi !), nous voulions en effet rappeler que l’idée de sécurité personnelle que nous mettions en avant dans Protegor n’était pas un sujet nouveau et que 100 ans avant déjà, nos ancêtres avaient exactement la même démarche et la même réflexion.

Notre géniale BNF et son site Gallica sont des sources incroyables. Sur le blog, j’ai déjà pu partager un article de Jean-Joseph Renaud sur des conseils si l’on est attaqué dans la rue :

Voici un nouvel article qui a été publié le 6 octobre 1905 dans la « Vie au grand air », un magazine de « sportsman » comme ils disent, qui regorge d’article sur les boxes, la lutte, l’escrime, le tir, … et évidemment tous les autres sports moins belliqueux de l’époque. Dans l’article retranscrit ici, Jean-Joseph Renaud émet des critiques sur l’introduction du Jiu-Jitsu Japonais en France, le marketing à l’américaine (déjà !) ; au-delà de la valeur de la critique en elle-même (l’UFC ayant montré par exemple qu’il n’était pas si simple d’empêcher un grappler de réduire la distance avec des coups), l’analyse est intéressante dans son approche en 4 distances de combat, et dans l’universalité / intemporalité de la plupart du propos.

Accès direct à l’article : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96053352/f16.item

BOXE ET JIU-JITSU

Nos lecteurs sont au courant. Ils lurent dans la Vie au Grand Air (No du 6 avril 1905), et dans les journaux quotidiens, combien un système de lutte japonaise, le Jiu-Jitsu, est à la mode dans les contrées anglo-saxonnes. Il vient de pénétrer en France, et il y fait grand bruit.

A en croire ses « lanceurs », il suffirait à l’homme le plus petit, le plus léger, le moins vigoureux, de connaître ce merveilleux Jiu-Jitsu pour avoir aussitôt raison d’un colosse. Mieux, la taille, le poids, la vigueur seraient non seulement inutiles mais nuisibles ! Jeffries et Paul Pons, par exemple, pour ne pas se faire « tuer en dix secondes» par un Japonais de 120 livres, devraient apprendre, eux aussi, le Jiu-Jitsu … Encore, leur poids et leurs muscles les généraient-ils !

Tout lecteur de la Vie au Grand Air est trop sportsman pour ne pas avoir déjà défalqué de ces propos ce qu’ils contiennent d’impudente réclame !

Les gens physiquement faibles sont en grosse majorité. On leur promet, grâce à un art mystérieux (mysterious art, écrit M. H. Irving Hancock, un des apôtres intéressés du Jiu-Jitsu en Amérique), qu’ils compenseront leur infériorité. Mieux : qu’ils en profiteront, puisque l’excellence des moyens physiques est plutôt nuisible ! Cela, bien entendu, moyennant un prix très elevé… Amusante combinaison commerciale ! Mais l’outrance même du boniment nuit déjà, chez nous, au Jiu-Jitsu : on ne lance pas en France un sport ou une affaire comme en Amérique. Les procédés qui conviennent à Chicago sont un peu gros pour Paris. Et puis, en tous pays, un instant arrive où la grosse caisse doit se taire et le spectacle commencer ; si le spectacle n’est rien ou n’est pas neuf, on siffle.

Le Jiu-Jitsu n’est autre que la lutte libre, celle où il s’agit non d’appliquer au tapis les épaules de l’adversaire, mais de lui faire le plus de mal possible, n’importe comment. C’est l’art de la défense quand les deux corps sont trop rapprochés pour que les coups de pied ou de poings restent possibles. Les torsions de bras y jouent le plus grand rôle et aussi les « plaquages » à terre en « passant la jambe » et sans « accompagner ». Tous nos lutteurs connaissent la plupart de ces gentillesses, d’autant mieux qu’elles leur sont strictement défendues. J’ajouterai que pour les exécuter bien, il est presque indispensable d’avoir beaucoup travaillé la lutte romaine. François le Bordelais partage mon avis à ce sujet.

Le Jiu Jitsu condense heureusement toutes ces prises dangereuses. Il a des champions très remarquables, doués d’une science anatomique étonnante, et qui peuvent à force d’entraînement, de courage, d’à propos, compenser l’infériorité où toute méthode de défense qui — telle la leur — exige le corps à corps se trouve vis-à-vis de celles où l’on frappe de loin.

Mais ils cessent de nous intéresser, et même d’avoir une attitude sportive quand ils affirment que le Jiu Jitsu va non pas compléter heureusement la Boxe, mais la reléguer aux antiques !

Certes, au point de vue du combat « dans la rue » la boxe française et la boxe anglaise comportent des lacunes.

Mais le jiu-jitsieur, lui, ignore et les coups de pieds et les coups de poings ! Il ne vaut qu’en corps à corps.

Or, examinons les diverses distances auxquelles se passe un vrai combat et les ressources que possède un élève d’une des salles parisiennes.

A longue distance, disons à première distance, il se servira probablement de sa canne, surtout contre plusieurs individus (fig. i). La canne frappe vite et sec, et ses moulinets tiennent à distance les plus hardis ; elle brise aisément un bras, une jambe, et, de son bout, enfonce sans grand effort figures et estomacs.

Notre sujet n’a-t-il pas de canne ? Il se trouve en deuxième distance, celle du coup de pied… Les Japonais prétendront-ils qu’un coup de pied bas (fig. 2), un coup de pied de pointe à l’estomac (fig. 3), un chassé bas, un chassé croisé, ou le simple coup de pied direct (on dit « de vache » à Montmartre !) sont des éléments de défense négligeables ?

De plus près, en troisième distance, il emploiera ses poings. Le coup de poing « en sautant » (fig. 4) atteint l’adversaire de loin (presque en quatrième distance) et les diverses combinaisons de directs et de swings le mettent vite hors de combat.

Voici trois distances où le Jiu Jitsu est impuissant. La quatrième, c’est-à-dire dans le corps à corps, sera la sienne.

Notez pourtant qu’en corps à corps le boxeur n’est pas dépourvu ; il peut exécuter, notamment, des swings très dangereux et des chop-blows…

Le swing est un coup bien connu; quant au chop-blow, il est fort peu enseigné en France, et même en Angleterre, où il s’employait surtout aux vieux temps des combats à poings nus — excellente note ! — il s’exécute ainsi : 1° lever le poing à la hauteur de l’oreille, l’avant-bras perpendiculaire, la paume en avant; 2° frapper de droite à gauche et un peu de haut en bas, en accompagnant le plus possible le coup avec le corps. Immédiatement, doublez du gauche, triplez du droit, etc. De près, alors que d’autres coups sont impossibles ou ne produisent que des poussées, les chop-blows ont d’excellents résultats.

Remarquons qu’avant d’entrer en quatrième distance, il faudrait que le boxeur fût vraiment imprudent ou maladroit pour se laisser « arranger » par la lutte libre : par exemple, s’il prend une garde trop allongée, s’il feinte au hasard, il peut recevoir un de ces douloureux coups de tranchant de la main (fig. 7), où excellent les Japonais, et qui risque fort de le priver momentanément d’un bras; ou encore le jiu-jitsueur, sur la même faute, saisit le bras, se retourne et le brise sur son épaule (fig. 8). (Vieux coup enseigné depuis longtemps à la salle Leclerc et publié dans l’excellent opuscule d’Emile André sur « l’Art de se défendre contre toutes sortes d’attaques »).

En corps à corps, le jiu-jitsieur a donc l’avantage. Il combine remarquablement des torsions et des retournements de bras, avec des cuts, ces coups du tranchant de la main qu’il place avec grande précision à des endroits sensibles.

Les Japonais s’entraînent quotidiennement le tranchant des mains, en frappant sur une dure planche, et ils arrivent à donner des cuts très dangereux et qui constituent à mon avis, la partie la plus sérieuse de leur difficile défense contre des boxeurs.

On voit donc que dans trois distances sur quatre, l’élève d’une salle de boxe parisienne vaut mieux, contre un ou plusieurs apaches, que le jiujitsieur, et que dans la quatrième, quoique en net désavantage sur son rival, il ne reste pas complètement dépourvu.

Si boxeur et jiu-jitsieur se rencontrent, ce dernier, pour arriver à une distance favorable, doit donc traverser deux zones où il risque de recevoir des coups bien dangereux. Normalement il doit être battu…

Je souligne doit parce qu’évidemment si le boxeur commet quelque gaffe énorme, le jiu-iitsieur peut en profiter !… Le premier venu, ou presque, peut apprendre à donner de solides coups de poings et de pieds même avec un certain manque de jugement, de science, le seul fait de « taper dans le tas » le rendra redoutable. Dans la rue, il arrêtera l’élan d’un voyou. Le jiu-jitsieur, lui, doit posséder des qualités extraordinaires de précision, d’à-propos, de tête, de vitesse ! Ses prises exécutées un demi-centimètre trop haut ou trop bas sont sans valeur… Admettons que quelques champions hors pair arrivent à cette virtuosité !… Mais les élèves ?… Nous les attendons, les élèves du Jiu-Jitsu !…

Je n’en considère pas moins le Jiu Jitsu comme un système excellent de lutte libre que tous nos boxeurs devraient s’assimiler. Ils s’assureraient ainsi l’avantage du corps à corps sur les Anglais. En effet, entre boxe anglaise et boxe française, la troisième distance est la dangereuse pour celle-ci ; elle doit se tenir toujours ou dans la seconde, celle des coups de pied ou dans la quatrième, celle du Jiu-Jitsu !…

J. JOSEPH-RENAUD.

Jean-Joseph Renaud, la Vie au Grand Air, 6 octobre 1905 : Boxe & Jiu-Jitsu (ls 4 distances de combat)
Jean-Joseph Renaud, la Vie au Grand Air, 6 octobre 1905 : Boxe & Jiu-Jitsu (ls 4 distances de combat)
Jean-Joseph Renaud, la Vie au Grand Air, 6 octobre 1905 : Boxe & Jiu-Jitsu (ls 4 distances de combat)

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2 Comments

  1. Bastoun

    19 novembre 2021 at 11:11

    Outre le style délicieusement suranné (« …pour ne pas avoir déjà défalqué de ces propos ce qu’ils contiennent d’impudente réclame ! »), j’ai l’impression de voir un siècle avant l’heure le débat self/MMA, avec les mêmes arguments, c’est incroyable!

    • Guillaume [admin]

      19 novembre 2021 at 13:55

      Complètement 🙂 Les vrais nouveaux arguments en self-défense aujourd’hui sont l’analyse de la violence, ce qui la déclenche, le profiling… car côté simplement technique (et même tactique), tout a déjà été vu, revu, commenté, comparé. Côté armes, à part la lacrymo un peu plus récemment (ou le stun-gun / taser), rien de bien nouveau

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