C’est la lecture de cet article « Shobu Ippon is not a game like Sport Karate » qui m’a inspiré la réflexion suivante.

Quelques éléments de contexte

En quelques mots pour ceux qui ne connaissent pas le Karate, mais ne partez pas car le sujet de fond n’est pas le Karate mais un principe fort de combat général (sur l’efficacité du 1e coup notamment) :
– Le « Ippon Shobu » est une compétition traditionnelle où il faut marquer 1 point (ippon) pour marquer, ou deux demi-points (waza-ari) éventuellement, c’est donc très intense, tendu, ça finit souvent en duel de « gyaku-zuki » (coup de poing arrière direct), au corps ou à la tête, il y a parfois des blessures car c’est très « engagé », et les combattants qui pratiquent cela ont souvent un mental très solide et « ne reculent jamais ». Il n’y a pas de catégorie de poids dans cette forme de compétition
– Je repense naturellement à deux anciens champions français connus dans cette forme de compétition : Jacques Tapol & Giovanni Tramontini (excuse aux autres), à l’époque où la WKF/WUKO avait gardé une catégorie « Ippon Shobu » dans ses compétitions générales
– Le « Sport Karate » désigne ici la compétition sportive actuelle de Karate en 8 points, dont les règles évoluent très régulièrement pour mieux s’adapter à la pratique et aux médias, rendre la discipline plus agréable à regarder de l’extérieur, permettre plus de techniques esthétiques, et encourager la recherche de performance, la prise de risque, le spectaculaire
– Ces deux modes de compétition opposent la vision de deux organisations, la JKA (Japan Karate Association), plus japonaise & traditionnelle, et la WKF (World Karate Federation), plus internationale & moderne

L’article résumé

Pour les non-anglophones et les flemmards, voici l’article en résumé :
– Le modèle « combat en 8 points WKF » développe et récompense la performance athlétique, alors que le modèle « combat en 1 point JKA » développe et récompense le mental/psychologie/attitude
– Un combat en 8 coups ne reflète pas une réalité de combat, c’est un jeu. Les arbitres sont aussi moins regardant sur la puissance ou la « propreté » de la technique en « combat 8 points » qu’en « combat 1 point »
– Le « combat 1 point » enseigne à perdre et développe une certaine prise de conscience & tolérance. Parfois on donne ou prend des coups qui ne comptent pas, car l’arbitre a décidé que ça ne valait pas 1 point, et pourtant ce sont des coups qui peuvent blesser. Cela rajoute une pression supplémentaire qui développe l’équilibre & force intérieure

Gyaku-zuki dans une compétition JKA au Japon

Réflexions sur la compétition dans le combat, en général

Le sujet de la compétition dans les arts martiaux (et dans la self-défense encore plus) est un débat de la nuit des temps, avec finalement une liste assez simple d’arguments poussant pour ou contre. Je vais faire synthétique, donc en 3 points.

CONTRE
– L’impact technique : la compétition influence / réduit l’arsenal technique pratiqué, introduit des techniques parasites (qui ne marchent que dans les règles de la forme de compétition pratiquée ; par exemple les sautillements, certaines feintes, etc.) et gomme les techniques « dangereuses » (hors, souvent efficaces)
– L’impact dogmatique : la compétition définit un cadre (heureusement) qui devient consciemment ou inconsciemment pour beaucoup de pratiquants le « combat réel ». La compétition par ses règles (obligatoires) enferme le pratiquant dans des schémas techniques (voir plus haut) mais aussi de stratégie et de réalisme finalement très dépendant des règles pratiquées
– L’impact personnel : la compétition (peut) développe(r) la gloriole & la course aux médailles, et parfois des attitudes peu martiales ; plus philosophiquement, la compétition pousse à se mesurer contre les autres au lieu de se combattre soi-même (certains diront que les autres sont des jalons pour cette évaluation interne, fine). La compétition apporte de la « gamification » dans le combat, une quête de jeu et de divertissement pascalien qui est assez éloigné d’une pratique martial originelle

POUR
– L’impact technique : la pratique régulière de la compétition (et de ses entraînements) développe des compétences importantes en combat indépendamment des règles, comme par exemple la notion de distance, la condition physique, la rapidité/puissance, le déplacement… de plus la compétition amène dans les dojo des nouveaux exercices techniques ou athlétiques modernes parfois très intéressants pour développer ces compétences
– L’impact pédagogique : au même titre que les passages de grade, les compétitions sont l’événementialisation d’un exercice technique destiné à faire évoluer le pratiquant. La compétition fixe un objectif, avec une date, une préparation à réaliser avant, et le jour J, une aventure personnelle forte avec des ressentis techniques, émotionnels… on franchit des caps intérieurs, on se découvre des défauts/erreurs que l’on corrige, on se jette à l’eau, on apprend à gérer une forme de stress. C’est aussi un outil pour garder les jeunes dans un dojo alors qu’ils ne sont pas encore dans une recherche martiale profonde (c’est rare à 14 ans… et l’icône du vieux maître asiatique qui a pu motiver les générations d’avant est en train de disparaître, il faut développer d’autres rêves)
– L’impact résistance : la compétition reste l’exercice « safe » où l’on peut vraiment se mesurer à un adversaire/partenaire qui ne se laisse pas faire et oppose le maximum de résistance qu’il peut à vos attaques. Et ça c’est toujours bon à pratiquer

Vous avez peut-être compris que j’étais plutôt POUR la compétition, tant qu’elle ne devient pas une pratique exclusive et seule raison de pratiquer, et quand elle se limite à un exercice de plus pour progresser, qu’elle reste ludique pour les enfants (sans parent derrière pour leur coller une pression de malade et se réaliser à travers eux).

Réflexions sur le système « 1 coup, 1 mort »

Un des principes du Karate est le Ikken Hissatsu (一拳必殺), qui se traduit littéralement par « un coup, un mort », « tuer en 1 coup », et qui décrit pour moi un état d’esprit de « tout mettre dans chaque coup comme si c’était un coup ultime/parfait/total » (sans aucune garantie que ça marche mais on fait tout pour ^^). Les japonais se sont aussi emparés de ce dicton dans un manga à succès, « One Punch Man ».

Ikken Hissatsu, "one punch one kill" est aussi devenu la devise du manga "One Punch Man"

En Karate Kyokushin, l’expression Ichigeki (一撃) est utilisée dans le même sens.

On est ici dans une philosophie de sabreur et pas de boxeur ou de bagarreur. Au delà du côté noble ou pas de la chose (certains peuvent vouloir pratiquer pour retrouver des principes de noblesse médiéval, why not), il est légitime de se poser la question : « est-ce qu’un des principes fondateurs du Karaté n’est juste pas totalement biaisé/faux ? ».

Parce qu’un poing ce n’est pas un sabre, et alors qu’autant avec un sabre ou un gun (*), construire une méthode sur le principe du « 1 coup suffira à tuer » peut être justifié, autant à mains nues… il faut un sacré niveau pour stopper net une personne avec un coup. Ca arrive parfois. Il y a des exemples en vidéo sur le net régulièrement, aussi bien dans un ring, une cage que dans la rue. Mais c’est jamais garanti.

(*) (oulalala je sens déjà poindre le débat que selon la munition employée, la cible peut mettre du temps à être neutralisée et continuer à se défendre ^^)

La forme de « combat 8 points » évoqué plus haut est moins dans l’esprit du « Ikken Hissatsu », puisqu’il faut durer, 3 minutes, 8 points… il faut enchaîner, varier, gérer sa condition physique, gérer des échecs et des retournements de situation, etc. Est-ce que la WKF pousserait finalement à développer un principe autre alors que la JKA resterait strictement dans la quête ultime du Ikken Hissatsu ? La WKF rétorquera je pense que dans chacune des techniques du combat 8 points, il est demandé, pour être comptée, que la technique soit totalement engagée et déterminante. Ok, mais est-ce alors réaliste de créer des combats où un même adversaire doit recevoir 8 techniques « décisives » (« mortelles ») pour gagner ?

Est-il bien nécessaire de philosopher 107 ans sur cela ? Non, je ne pense pas, et ma vision personnelle du « Ikken Hissatsu » est, comme pour beaucoup, que c’est un principe qui a fait du Karate ce qu’il est, à la fois hyper rigoureux, précis, formel, carré, structuré, biomécanique, et forgeant un mental un peu « Kamikaze », engagé, fonceur, déterminé. C’est un principe de travail hyper intéressant, mais à ne pas prendre à la lettre. Car en vrai, on ne tue pas en un coup (sauf coup de chance).

Un groupe de Kamikaze avant de partir en mission. 1 kamikaze, 1 dégat dans la flotte américaine. 1 coup, 1 mort

Réflexions sur le lien avec la self-défense

Je me souviens très bien d’un de mes premiers stages ACDS avec Fred Perrin, il y a une quinzaine d’années (un de ces stages où j’avais rencontré et sympathisé avec Fred Bouammache qui avait conduit à l’écriture de Protegor), où le cours se structurait autour de principes & de concepts. L’un de ces principes était le « OBAO » (haut-bas-haut), à savoir qu’en self on évite de lancer une technique unique mais on enchaîne plusieurs techniques en variant les niveaux d’attaques. Et oui, pas de « gyaku-zuki » plongeant avec un retour bien marqué en « hikite » (poing à la hanche en retour de garde)… tout l’opposé de ce que j’avais répété pendant ma jeunesse.

Travailler le « 1 coup, 1 mort » en self-défense (entendez par « self-défense » des cours où l’objectif est de travailler à entraîner ses compétences à bien réagir en cas d’agression) est bien une hérésie. Alors que ce ne l’est pas dans un cours d’arts martiaux comme le Karate, qui certes se prévaut parfois d’être un art de self-défense (on peut en débattre, a priori il prépare quand même plus à la self que le ping-pong ou le curling ; même si parfois les arts martiaux affaiblissent), car l’objectif premier est le développement personnel autour du combat au sens large, la connaissance de son corps, de ses limites, en travaillant dans un cadre technique/pédagogique spécifique et avec un chemin de progression clairement établi en encadré — tout l’avantage d’une discipline martiale populaire et historique.

J’ai assez monopolisé la parole, à vous.

Photo d'archive d'une compétition JKA, sans aucune protection à l'époque

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3 Commentaires

  1. Olivier Kleiber

    Sensei Henry Plée disait à ce propos qu’il fallait mener les deux recherches de front: fluidité des enchaînements et recherche d’efficacité ultime sur un seul coup. L’idéal étant d’avoir la capacité de porter plusieurs coups « ultime »…

  2. Cela me rappelé un article de la revue interne à l’école d’Aïki-jutsu de maître Maroteau, où il évoquait l’importance de vaincre en moins de 3 secondes. Il y était question, si ma mémoire est bonne, de montée d’adrénaline d’un côté et de fatigue de l’autre. Son chalenge a l’époque était de descendre à moins de 2 secondes.

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